Avec l’explosion de la quantité de données disponible dans les exploitations et leur captation à la source, la question de l’accès aux données agricoles devient une question importante (voir l’accès aux données pour la recherche et l’innovation en agriculture. Position des Instituts Techniques Agricole, paru en 2016 ou encore La valeur des données en agriculture par Renaissance Numérique paru en 2018).

Le projet Multipass (en savoir plus) lancé en 2018 vise à mettre à disposition des producteurs et valorisateurs de données agricoles, un écosystème de gestion des consentements des agriculteurs protégeant les échanges de données des exploitations. En renforçant la confiance des producteurs nécessaire au partage de leurs données, le projet permettra de faire émerger de nouveaux services innovants.

Afin de construire cet écosystème, nous souhaitons définir avec les différents acteurs, dont les agriculteurs, les conditions d’établissement de la confiance dans le cadre du partage de données en agriculture. Cet article est une des contributions à ce travail d’analyse de cette problématique et de concertation avec les acteurs.

Les points de vue exprimés dans le présent article sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux du Réseau Numérique et Agriculture de l’ACTA – les instituts techniques agricoles.

Dans le cadre du projet Multipass, nous avons organisé avec différents partenaires plusieurs ateliers en 2018 (Voir Encadré 1) dans diverses régions avec de petits groupes d’agriculteurs, diversifiés dans leurs productions, tailles d’exploitations et plus ou moins engagés dans une digitalisation de leur exploitation, pour identifier les opportunités et craintes sur la question des échanges de données exprimées par les agriculteurs eux-mêmes. Voici les principaux enseignements.

Données : quelles données sur mon exploitation?

Les agriculteurs ont une bonne idée de la diversité des données collectées sur leur exploitation. Pour les agriculteurs, la question essentielle n’est pas de savoir si leur données rentre dans la définition des données personnelles ou pas. Mais, toutefois, sachant que les données personnelles bénéficient d’un régime de protection particulier, ils perçoivent un risque d’injustice à ce que une personne morale, en faisant écran, empêche de bénéficier de cette protection. Ainsi, en fonction des statuts de l’exploitation agricole (société ou individuelle), les mêmes types de données pourraient ne pas bénéficier du même régime de protection. Ils sont également conscients qu’une bonne partie des données n’est plus stockée chez eux. Certaines données, comme les données économiques, sont perçues comme plus sensibles que les autres. Une partie de ces données doit également être conservée par l’agriculteur (éventuellement par des tiers pour le compte de l’agriculteur) pendant des durées allant de 1 à 10 années pour diverses raisons (Encadré 2).

Usage des données : quels souhaits et craintes ?

Un point clef est la nature de l’usage qui est fait des données : il s’agit d’un point essentiel lorsque l’on parle d’échange de données avec les agriculteurs.

Les agriculteurs perçoivent clairement des opportunités, notamment au niveau technique. Il s’agit en premier lieu de considération très pratiques : éviter les ressaisies lors de l’usage de multiples outils au sein de l’exploitation. “J’ai payé pendant 5 ans deux logiciels, quand le logiciel s’arrête, les données sont perdues”. “Je ne veux pas payer pour récupérer mes données”. Clairement, malgré des progrès, on peut noter encore de nombreuses attentes au sujet de la mise en oeuvre opérationnelle de l’interopérabilité entre différents outils. Très souvent, les échanges entre les différents outils ne sont clairement pas fluides. Les outils ne sont pas complètements compatibles voire pas compatibles du tout. Au niveau des outils techniques et économiques, des attentes au niveau de l’intégration des informations à l’échelle de l’exploitation sont clairement exprimées : il faut des tableaux de bord permettant d’avoir une vue synthétique des multiples outils utilisés dans l’exploitation, au moins par grands ateliers à l’échelle de l’exploitation et prendre ses décisions en multicritère. L’idée de comparer ses performances aux autres est aussi exprimée (benchmark) : il s’agit d’un exemple intéressant, car pour pouvoir se comparer, il faut construire les références partagées et cela nécessite que les agriculteurs échangent une partie de leurs données au-delà de l’exploitation : les références sont diffusées avec 2 ans de retard, il faut que la donnée circule plus vite. Enfin, concernant notamment des équipements comme des capteurs (par exemple des stations météos), certains émettent le souhait de pouvoir partager des informations qui ont un sens à l’échelle régionale, dans un mode collaboratif.

Moins au centre des échanges, les agriculteurs sont conscients que les masses des données collectées sur leurs exploitations peuvent également alimenter les dynamiques de recherche et d’innovation publiques et privées et, ainsi, participer à la création des futurs outils qui leurs seront destinés.

Dans une moindre mesure, certains évoquent les possibilités offertent par des échanges de données simplifiés pour  faciliter les relations avec l’administration. Il s’agit certes des déclarations des aides PAC (Politique Agricole Commune), mais il y a eu, par le passé, de gros problèmes de compatibilité entre les logiciels de gestion de parcelle et TelePAC. “La simplification administrative ne vaut que pour l’état, pas pour l’agriculteur”. Certains agriculteurs évoquent aussi la possibilité de participer plus facilement à des enquêtes en téléversant certaines des données de leurs exploitations.

Les agriculteurs rencontrés font part également de nombreuses craintes. Il s’agit d’une part de possibles mésusages de leurs données. Il s’agit d’usages qui potentiellement peuvent leur nuire à titre individuel ou à leur profession. Il s’agit d’usages commerciaux liés à la revente de leur données à des tiers. L’utilisation des données pour de la prospection commerciale et du marketing ciblé est mentionnée. Des données de production peuvent être utilisées par les partenaires acheteurs pour mettre l’agriculteur en position de faiblesse lors de la négociation. Ces données peuvent influencer les marchés des matières agricoles. La divulgation de certaines informations peut également nuire au secret de la stratégie de l’exploitation comme des informations sur les relations partenariales de l’agriculteur ou encore l’accès à sa comptabilité.  La question du détournement des données agricoles pour nuire à l’image de l’agriculture a aussi été mentionnée. Il y a également une crainte que la diffusion de certaines informations facilitent des vols de productions ou de matériels.

Les agriculteurs expriment également de fortes craintes quand à l’utilisation des données pour des contrôles administratifs, que cela soit sur le volet conditionnalité des aides ou les contrôles de conformité avec la réglementation en vigueur. En effet, les enjeux judiciaires et financiers potentiels sont relativement importants  (Voir Encadré 3). Ce sujet est très sensible pour les agriculteurs qui estiment être face à une “politique répressive” et être dans une situation “sans droit à l’erreur”.

Dans le cas particulier des éleveurs, il semble y avoir a une culture du partage de données plus importante (références basées sur analyses de groupes) qu’en grandes cultures (références basées sur l’expérimentation). Cela provient du fait que les filières élevage ont historiquement bien organisé les données pour des questions réglementaires, de traçabilité et de performance. Ainsi, cette organisation a permis de favoriser la circulation des données entre différents acteurs dont l’administration. Les éleveurs expriment moins de crainte envers l’administration car il existe une relative transparence organisée par la filière sur ces flux de données.

Mes partenaires : quelle confiance ?

Les agriculteurs sont conscients que ce sont bien les usages qui comptent et pas les acteurs. Néanmoins, ils expriment qu’ils sont dans une relation de confiance avec leur coopérative ou des experts techniques (Institut technique, chambre d’agriculture,…). Certains expriment plus de confiance envers les startups que les majors du secteur agricole.

Globalement, une moindre confiance est accordé aux acteurs commerciaux (négociants,…).

La défiance envers l’administration est très fortement exprimée.

Enfin, on a également entendu une certaine méfiance envers la société civile avec comme exemples cités les associations de défense de l’environnement et le voisinage avec des riverains.

Quelle place dans la chaîne de valeur ?

Les débats ont aussi abordés cette question importante de la place de l’agriculteur dans la chaîne de la valeur des données. Les agriculteurs semblent conscients de la valeur des données agricoles et cette valeur n’est pas forcément monétaire, avec une valorisation permettant d’améliorer les outils et ainsi de gagner en efficience. Néanmoins, et cela fait débat, la question de la monétisation des données est tout de même portée par certains agriculteurs “Il est normal que l’effort de création (modèle, benchmark) soit rémunéré”. En face, certains soulignent que la plus-value technique ou économique des services proposés reste à démontrer dans de nombreux cas. Au final, ils ont le sentiment qu’il doivent fournir leurs données, mais vont néanmoins devoir racheter les services élaborés à partir de ces données. “Il faut éviter que les données créent de la valeur uniquement en dehors des exploitations”. Pour aller vers une meilleure répartition de la valeur, certains proposent de différencier le traitement des agriculteurs qui partagent leurs données des autres. Cela peut être sous la forme d’un retour financier évoqué par certains ou de proposer plus de services ou des tarifs avantageux à ces fournisseurs de données. La valeur patrimoniale des données sur l’exploitation est également mentionnée.

Comment exprimer mon consentement ?

Aujourd’hui, on ne nous demande pas grand-chose avant de valoriser nos données”. Les agriculteurs rencontrés ont montré leur intérêt pour connaitres les flux et usages de leurs données. Après avoir évoqué avec eux les systèmes de consentement, il semble que ces systèmes de consentement doivent permettre de bien identifier les flux et les usages : 1) les données concernées organisées en grandes catégories, 2) les acteurs fournisseurs et destinataires des données, 3) les usages qui devraient être organisés en grandes catégories, et 4) la durée de l’autorisation. “On a besoin d’un organigramme de ce qu’il se passe : où vont les données ?”. Néanmoins, selon certains, il faudrait pouvoir garder la possibilité de gestion de ces flux de données à un grain fin.  Les agriculteurs appréhendent la complexité potentielle d’un tel système. Enfin, ils expriment une confiance limitée dans les acteurs pour respecter le consentement et demandent l’établissement d’un cadre clair explicitant l’engagement des acteurs et même la possibilité d’organiser des contrôles de ces engagements. Lors de ces premiers ateliers, des solutions précises n’ont pas été présentées, ce qui explique une certaine difficulté à se projeter. Il serait intéressant de revenir vers les agriculteurs pour les consulter à travers des jeux de rôles autour de cas d’usage concrets mettant en œuvre des premières solutions de consentement plus opérationnelles.

Autres enseignements

On peut noter également le fort intérêt exprimé par les participants aux ateliers menés, que cela soit pour les informations factuelles apportées, le travail de sensibilisation à ces questions ou les échanges entre eux sur ces problématiques des données agricoles. Ils expriment le besoin de plus de formation, notamment au niveau du BTS pour les jeunes, voire avant.

Certains soulèvent également les problèmes de la qualité des données, notamment celle enregistrée pour des fins réglementaires. A ce titre, on peut noter un certain paradoxe : ils souhaitent avoir plus d’automatisation grâce à une interopérabilité des données accrue, mais tout en gardant la main pour effectuer des corrections éventuelles. Effectivement, échanger des données erronées ou de mauvaises qualités peut être limitant et il s’agit de se poser la question de ce qu’est une donnée de qualité en agriculture ? Néanmoins, dans le contexte d’une valorisation du Big Data, on s’attend bien à avoir des données de qualité réduite et hétérogène, par rapport à un dispositif plus contrôlé. La question est donc complexe et dépend du sujet : est-ce que l’on arrive à tirer une tendance générale malgré le bruit plus fort dans ces données ?

Si le potentiel de valeur permis par plus d’échanges de données est grand pour le monde agricole, les agriculteurs expriment également une certaine méfiance quant à certains usages. Le principal facteurs de confiance est donc la transparence, afin que le partage de données soit fait en connaissant parfaitement la finalité. Pour eux, il est primordial de connaître les flux et usages. Il s’agit également de proposer des solutions pour s’assurer de l’engagement des divers acteurs, partenaires de l’agriculteurs, à l’image des chartes. Ces solutions peuvent être dans un renforcement des supports contractuels, mais également techniques, afin que l’agriculteur reste maître à tout moment des flux de données.

Version du 14 janvier 2019

François Brun (Acta – les instituts techniques agricoles et Bruno Lauga (Arvalis). Contact : francois.brun@acta.asso.fr

Note : les citations des agriculteurs sont mises entre guillemet et italique dans le texte.

Le projet Multipass

Multipass “Faire émerger de nouveaux services pour l’agriculteur dans une chaîne de confiance gérant les gestions des consentements d’accès aux données des exploitations” est mené par ARVALIS, ACTA, FIEA, IDELE, IRSTEA, ORANGE et SMAG et ses réflexions impliquent d’autres acteurs incontournables du secteur agricole. Lauréat de l’AAP Recherche Technologique 2017, il est financé par le compte d’affectation spéciale « développement agricole et rural » (CASDAR).  En savoir plus.

Encadrés

Encadré 1. Des ateliers d’échange avec plusieurs groupes d’agriculteurs en 2018 (environ 30 agriculteurs)

Encadré 2 : Exemples durées légales de conservation des données agricoles

Encadré 2 : Exemples durées légales de conservation des données agricoles

Encadré 3. Rappel des risques juridiques ou financiers liés aux aides sur l’exploitation agricole

Encadré 3. Rappel des risques juridiques ou financiers liés aux aides sur l’exploitation agricole

3 Responses

  1. Les startups ne seront donc pas impliquées dans le projet multipass pour des travaux de développement spécifiques à l’adaptatation de leur système pour chacunes de leurs individualités ?

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